Le mouvement des entreprises libérées

Ou comment développer l’amour du travail pour mieux l’exploiter et le contrôler (publié oct.2016)

Au cours des dernières années, le mouvement des entreprises libérées a suscité un véritable engouement  dans les médias  : Arte, FR2, FR3 y ont consacré des émissions, louant sans réserve ces entreprises d’un type nouveau . Des livres, des articles de journaux, un film ont aussi participé à une surenchère de qualificatifs sur le bonheur des salariés dans ces entreprises.

Cependant, dans le passé, des expériences du même genre  ont été menées, cercle de qualité, équipes semi autonomes … puis abandonnées quelques années plus tard…!.

Mais derrière cette apparente volonté de libérer les salariés en développant leur autonomie et leur épanouissement au travail, pourrait bien se cacher une forme d’organisation plus pernicieuse d’auto exploitation et d’auto censure.
En effet la « révolution managériale », ne touche pas  au sacro- saint pouvoir du capital : les actionnaires continuent de décider de la répartition de la richesse, pour leur plus grand profit et  peuvent à tout moment fermer l’entreprise, la délocaliser ou mettre fin à l’expérience de libération. Leur capacité d’action est même renforcée du fait de la quasi disparition des institutions représentatives du personnel et des syndicats.

Il suffit de regarder de prés les quelques exemples d’entreprise souvent médiatisées,  pour comprendre la réalité masquée par les beaux discours, la Favi et ses dividendes conséquents, Ima technologie et le gel des salaires à l’initiative des syndicats, Poult et la mutation forcée du directeur historique.

Quant aux groupes, comme Michelin qui se convertissent  à ces nouvelles méthodes, on peut s’interroger sur la sincérité de leurs objectifs, car ils n’ont pas hésité dans le passé à fermer des sites bénéficiaires, une action bien éloignée du bonheur des salariés.

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Entreprises libérées pour qui et comment ?

Pour Qui ? Des théoriciens au service des actionnaires

Isaac Getz, professeur en management et psychologie a publié un ouvrage qualifié tantôt de « bible », tantôt de « petit livre rouge». « Liberté & cie : Quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises » (Fayard 2012).

 « Isaac Getz, l’homme qui libère les patrons
Dans l’hôtel au design discret où il donne ses rendez-vous dans les beaux quartiers du VIe arrondissement, ce professeur en management et psychologie converse, une tasse de thé vert japonais à la main, avec les plus grands patrons du CAC 40, le directeur des ressources humaines de Michelin ou encore, récemment, un concurrent de Bernard Arnault.……  »
« Je reçois 10 mails de chefs d’entreprise par jour. Toutes les deux semaines, une entreprise bascule », assure-t-il, persuadé que « nous sommes à l’aube d’une nouvelle ère du management ». (article du parisien libéré le 13 mars 2015)

Jean François Zobrist, directeur de FAVI-Laiton injecté, une des entreprises phares du mouvement, a publié en 2012  « La belle histoire de FAVI ou l’entreprise qui croit que l’homme est bon ». Ses nombreuses interventions dans les médias et  les colloques, en tout genre, l’ont rendu célèbre. Mais il suffit de se reporter à nos analyses financières sur la Favi, pour comprendre que ce Directeur est d’abord au service des actionnaires, leur assurant de confortables dividendes.

Alexandre GERARD, chef d’entreprise  de Chronoflex, récemment converti à la libération en est aussi devenu des plus fervents zélateurs. Avec beaucoup d’émotion, il expose les bienfaits pour tous de ce nouveau mode et notamment son célèbre tour du monde. Mais,  resté  actionnaire à 90%, il était face à une telle situation d’endettement qu’il semble bien que seule la notoriété pouvait le sauver (voir notre analyse).

Emmanuel DRUON, est  l’actionnaire unique de Pocheco, très médiatisé grâce au film « Demain » et l’auteur de nombreux ouvrages,  mais sa culture du secret laisse planer des doutes sur la sincérité des objectifs réellement poursuivis (voir notre analyse)

Comment ? Une reprise de vieilles méthodes

Des principes soi-disant novateurs

La nouvelle organisation consiste en une inversion de la pyramide hiérarchique avec la suppression des cadres intermédiaires, obstacles au bonheur des salariés : ceux-ci deviennent libres d’organiser leur travail, de choisir leur leader, de décider de leurs horaires, des modes de rémunération, des recrutements ou des licenciements…

Mais si l’autorité des cadres disparait, le pouvoir discrétionnaire de l’actionnaire, lui, n’est nullement remis en cause.

S’inspirant de vieilles recettes managériales

Dans les années 70, après les évènements de mai 68 et l’épuisement des méthodes tayloristes du travail, de nouvelles formes de management avaient vu le jour, faisant aussi la une des médias, avec comme principe la revalorisation du travail manuel : ce fut la belle époque des cercles de qualité, des équipes autonomes et des horaires flexibles. L’objectif affiché était de redonner à l’homme le sens du travail et des responsabilités,  mais le véritable but était l’amélioration de  la productivité et des bénéfices.

Un soutien des grands médias

Un encensement tous azimuts

Sous le titre « Le bonheur au travail » , une émission de Arte du 24 février 2015, glorifie ces entreprises qui ont osé redonner du pouvoir aux salariés et supprimer les cadres intermédiaires, à partir des exemples de la biscuiterie Poult de la fonderie Favi, en passant par le nantais Chronoflex ou encore le groupe de textile Gore

Sous le titre « Quand les entreprises n’ont plus de patron », le  Grand format du JT de 20h de FR 2 du 22 mai 2016 reprend aussi les mêmes exemples, en insistant sur l’absence de hiérarchie, la liberté des  employés quant à  l’organisation et les horaires.

Très curieusement, les émissions se réfèrent toujours aux mêmes exemples .Par contre, Michelin n’est jamais cité et pourtant les dirigeants se sont convertis aux principes de l’entreprise libérée. La réputation de ce groupe qui a fermé sans le moindre scrupule plusieurs sites ou filiales bénéficiaires pourrait bien ternir la notion d’entreprise libérée.

Malgré quelques voix discordantes

Sous le titre « L’entreprise libérée, entre communication et imposture » François GEUZE, Expert en Master Management des Ressources Humaines , ne mâche pas ses mots :

: « En réalité le pouvoir appartient moins que jamais aux salariés. Il est plus que jamais entre les mains de la direction qui, en supprimant et en stigmatisant un échelon intermédiaire, installe une mainmise totale sur l’entreprise. D’une certaine manière, c’est le même procédé que le stalinisme qui sous couvert d’une égalité totale a supprimé tout ceux qu’il nommait les bourgeois déviants pour instaurer son pouvoir sur tous. En fait, l’entreprise libérée, c’est une dictature de la pire espèce ».(Site : Parlons RH)

Sous le titre « Au bonheur des patrons » , Cyprien Botanga démystifie  la véritable finalité recherchée, en ces termes :

« Dans ces PME modèles, les pointeuses disparaissent par magie, les salariés créatifs sont récompensés, les patrons desserrent un peu la vis… Un avant-goût de paradis socialiste ? Pas tout à fait. Même si le passage en entreprise libérée peut apporter une bouffée d’oxygène bienvenue en misant sur l’esprit d’initiative des salariés, il ne faut pas trop en attendre : le but n’est pas de libérer les travailleurs de l’exploitation capitaliste, mais bien d’augmenter la rentabilité de l’entreprise» (Humanité dimanche du 25 août 2016)

Un renforcement du pouvoir des actionnaires

Bien caché aux yeux des salariés

Qui décide de la répartition des richesses, entre  rémunération du travail, investissement dans l’entreprise et dividendes. ? Les actionnaires !!
Qui décide du maintien ou de la délocalisation de l’entreprise ? Les actionnaires !!
Et les actionnaires ne rencontrent plus guère d’opposition du fait de la quasi disparition des institutions représentatives du personnel et des syndicats et peuvent ainsi prendre toutes les mesures confortant leur pouvoir et leur profit.

Mais bien réel dans les entreprises citées en exemple

La FAVI et les dividendes

Pendant des années, la holding, AFICA a prélevé des dividendes substantiels puis a modifié sa stratégie pour  constituer un « bas de laine » . Et lors d’une émission, certains salariés font part de leur crainte d’une délocalisation en Roumanie …(voir notre article)

IMA technologie et le gel des  salaires

« Les syndicats n’ont pas disparu, mais, en 2013, ce sont eux qui ont proposé le gel des salaires » (article Parisien Libéré du 13 mars 2015)
Or l’examen des comptes de ce centre d’appel, filiale d’inter mutuelle assistance indique qu’au cours des 6 dernières années, seule l’année 2013 présente un déficit, sans réelle conséquence sur l’équilibre financier !!!

La biscuiterie Poult et la mutation forcée du directeur

« Le PDG de la biscuiterie Poult a été démis de ses fonctions. Selon le site la Tribune Toulouse, la décision a été prise le 7 Avril dernier lors du conseil d’administration du groupe détenu à 70% par le fonds d’investissement Qualium Fund. Carlos Verkaeren est remplacé par son numéro 2, Mehdi Berrada. Il reste conseiller au sein du conseil de surveillance et devrait s’occuper du développement.» (article site de France 3 midi Pyrénées du 12 avril 2016)

Précisons que Carlos Verkaeren était l’instigateur de la libération de cette entreprise.

Et les SCOP ?

Libérer une entreprise sans remettre en cause le pouvoir discrétionnaire des actionnaires est une forfaiture.
Seules les SCOP, dans lesquelles les salariés sont  majoritaires dans le capital sont réellement libérées du joug des décideurs extérieurs . Curieusement, les SCOP ne bénéficient pas du tout de la même médiatisation.

A quand une émission sur le mouvement des SCOP, comme Alma créée sous cette forme juridique dés son origine, ou comme Pilpa reprise par les salariés après un pillage d’actionnaire, sans parler des Fra lib.. et bien d’autres encore ?

Conclusion avec Frederic LORDON, philosophe et économiste

Lors d’un interview avec Judith Bernard du  1er aout 2015 sur le site Arrêt sur Image.net, il a déclaré :

« Ce qu’on attend de nous c’est que nous aimions notre travail, vous travaillez c’est bien, mais ce qu’il faudrait c’est que vous soyez heureux au travail
Le capitalisme veut saisir ses individus salariés dans la totalité  de leur être, il les saisit par leur corps, et il les saisit par leur âme et  leur psyché.
Certes on peut  régner à la crainte, mais le mieux c’est encore  de régner à l’amour et de se faire aimer  de ses sujets, et pour se faire aimer de ses sujets, il faut les réjouir, et donc le capitalisme a parcouru ce processus qui l’a conduit à enrichir en affect joyeux le rapport salarial.
Le premier enrichissement en affect joyeux a été  l’accès à la consommation de masse mais le problème est que la consommation est génératrice d’affect joyeux de manière extrinsèque, c’est à dire le passage par la case travail est une contrainte pour atteindre ce qui est important :  le magnétoscope, le réfrigérateur etc

Et la caractéristique du néolibéralisme  a été est de réenchanter le travail en l’enrichissant en affect joyeux, mais cette fois-ci de manière intrinsèque, c’est à dire en développant chez les salariés l’amour de la situation de  travail. »

Sources

Arte : « le bonheur au travail » 24/2/2015
Grand Format du JT FR2 22 mai 2016
Nos articles sur la Favi, Chronoflex et pocheco
Article Parisien Libéré du 13 mars 2015
SiteParlons RH Entreprise libérée, entre communication et imposture
Article Humanité Dimanche du 25 août 2016
Site Arrêt sur Image.net interview de Frédéric Lordon par Judith Bernard du 1er aout 2015

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