Entreprises libérées

Une pseudo autonomie pour mieux développer l’auto exploitation des salariés (publié oct.2016)

Derrière une volonté affichée de libérer les salariés en développant leur autonomie et leur épanouissement au travail se cache une forme d’organisation plus pernicieuse d’auto exploitation et d’auto censure.

En effet la « révolution managériale » des entreprises libérées ne touche pas  au sacro- saint pouvoir du capital, bien au contraire, elle le renforce : non seulement les actionnaires continuent de décider de la répartition de la richesse, et de la stratégie de l’entreprise mais ils  peuvent prendre toute mesure contraire aux intérêts des salariés sans rencontrer d’opposition, du fait de la quasi disparition des syndicats et des institutions représentatives du personnel.

Entreprises libérées Pour Qui ? : Des théoriciens au service des actionnaires

Isaac Getz, professeur en management et psychologie a publié un ouvrage qualifié tantôt de « bible », tantôt de « petit livre rouge ». « Liberté & cie : Quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises » (Fayard 2012).

 « Isaac Getz, l’homme qui libère les patrons
Dans l’hôtel au design discret où il donne ses rendez-vous dans les beaux quartiers du VIe arrondissement, ce professeur en management et psychologie converse, une tasse de thé vert japonais à la main, avec les plus grands patrons du CAC 40, le directeur des ressources humaines de Michelin ou encore, récemment, un concurrent de Bernard Arnault.
…… « Je reçois 10 mails de chefs d’entreprise par jour. Toutes les deux semaines, une entreprise bascule », assure-t-il, persuadé que « nous sommes à l’aube d’une nouvelle ère du management ». » (article du parisien libéré le 13 mars 2015)

Jean François Zobrist, directeur de FAVI-Le laiton injecté, une des entreprises phares du mouvement, a publié en 2012  » La belle histoire de FAVI ou l’entreprise qui croit que l’homme est bon « . Ses nombreuses interventions dans les médias et  les colloques, en tout genre, l’ont rendu célèbre. Mais Il suffit de se reporter à nos analyses financières sur la Favi, pour comprendre que ce Directeur est d’abord au service des actionnaires, leur assurant de confortables dividendes.

Alexandre GERARD, chef d’entreprise  de Chronoflex, récemment converti à la libération en est aussi devenu des plus fervents zélateurs. Avec beaucoup d’émotion, il expose les bienfaits pour tous de ce nouveau mode et notamment son célèbre tour du monde. Mais,  resté  actionnaire à 90%, il était face à telle situation d’endettement qu’il semble bien que seule la notoriété pouvait le sauver (voir notre analyse).

Emmanuel DRUON, est  l’actionnaire unique de Pocheco, très médiatisé grâce au film « Demain » et l’auteur de nombreux ouvrages,  mais sa culture du secret laisse planer des doutes sur la sincérité des objectifs réellement poursuivis (voir notre analyse)

Des entreprises libérées comment ? : Une reprise de vieilles méthodes

Des principes soi-disant novateurs

La nouvelle organisation consiste en une inversion de la pyramide hiérarchique avec la suppression des cadres intermédiaires, obstacles au bonheur des salariés : ceux-ci deviennent libres d’organiser du travail, de choisir du leader, de décider de leurs horaires, des modes de rémunération, des recrutements ou des licenciements.
Mais si l’autorité des cadres disparait, le pouvoir discrétionnaire de l’actionnaire, lui, n’est nullement remis en cause.

S’inspirant de vieilles recettes managériales

Dans les années 70, après les évènements de mai 68 et l’épuisement des méthodes tayloristes du travail, de nouvelles formes de management avaient vu le jour, faisant aussi la une des médias, avec comme principe la revalorisation du travail manuel : ce fut la belle époque des cercles de qualité, des équipes autonomes et des horaires flexibles. L’objectif affiché était de redonner à l’homme le sens du travail et des responsabilités,  mais le véritable but était l’amélioration de  la productivité et des bénéfices.

Un soutien des grands médias

Un encensement tous azimuts

Sous le titre « Le bonheur au travail » , une émission de Arte du 24 février 2015, glorifie ces entreprises qui ont osé redonné du pouvoir aux salariés et supprimé les cadres intermédiaires, à partir des exemples d de la biscuiterie Poult de la fonderie Favi, en passant par le nantais Chronoflex ou encore le groupe de textile Gore

Sous le titre « Quand les entreprises n’ont plus de patron », le  Grand format du JT de 20h de FR 2 du 22 mai 2016 reprend aussi les mêmes exemples, en insistant sur l’absence de hiérarchie, la liberté des  employés quant à  l’organisation et les horaires.

Très curieusement, les émissions se réfèrent toujours aux mêmes exemples .Par contre, Michelin n’est jamais cité et pourtant les dirigeants se sont convertis aux principes de l’entreprise libérée. La réputation de ce groupe qui a fermé sans le moindre scrupule plusieurs sites ou filiales bénéficiaires pourrait bien ternir la notion d’entreprise libérée.

Malgré quelques voix discordantes

Sous le titre « L’entreprise libérée, entre communication et imposture » François GEUZE, Expert en Master Management des Ressources Humaines , ne mâche pas ses mots :

 « En réalité le pouvoir appartient moins que jamais aux salariés. Il est plus que jamais entre les mains de la direction qui, en supprimant et en stigmatisant un échelon intermédiaire, installe une mainmise totale sur l’entreprise. D’une certaine manière, c’est le même procédé que le stalinisme qui sous couvert d’une égalité totale a supprimé tout ceux qu’il nommait les bourgeois déviants pour instaurer son pouvoir sur tous. En fait, l’entreprise libérée, c’est une dictature de la pire espèce ».(Site : Parlons RH)

Sous le titre « Au bonheur des patrons » , Cyprien Botanga démystifie  la véritable finalité recherchée, en ces termes :

« Dans ces PME modèles, les pointeuses disparaissent par magie, les salariés créatifs sont récompensés, les patrons desserrent un peu la vis… Un avant-goût de pa¬radis socialiste ? Pas tout à fait. Même si le passage en entreprise libérée peut apporter une bouffée d’oxygène bienvenue en misant sur l’esprit d’initiative des salariés, il ne faut pas trop en attendre : le but n’est pas de libérer les travailleurs de l’exploitation capitaliste, mais bien d’augmenter la rentabilité de l’entre¬prise » (article de l’humanité dimanche du 25 août 2016)

Un maintien du pouvoir des actionnaires

Bien caché aux yeux des salariés

Qui décide de la répartition des richesses, entre  rémunération du travail, investissement dans l’entreprise et dividendes. ? Les actionnaires !!
Qui décide du maintien ou de la délocalisation de l’entreprise ? Les actionnaires !!
Toutes les décisiions stratégiques restent bien l’apanage des actionnaires.

Mais bien réel dans les entreprises citées en exemple

La FAVI et les dividendes
Pendant des années, la holding, AFICA a prélevé des dividendes substantiels puis a modifié sa stratégie pour  constituer un « bas de laine » . Et lors d’une émission, certains salariés font part de leur crainte de délocalisation en Roumanie …(voir notre article)

IMA technologie et le gel des  salaires
« Les syndicats n’ont pas disparu, mais, en 2013, ce sont eux qui ont proposé le gel des salaires » (article Parisien Libéré du 13 mars 2015)
Or l’examen des comptes de ce centre d’appel, filiale d’inter mutuelle assistance indique qu’au cours des 6 dernières années, seule l’année 2013 présente un déficit, sans réelle conséquence sur l’équilibre financier !!!

La biscuiterie Poult et la mutation forcée du directeur

« Le PDG de la biscuiterie Poult a été démis de ses fonctions. Selon le site la Tribune Toulouse, la décision a été prise le 7 Avril dernier lors du conseil d’administration du groupe détenu à 70% par le fonds d’investissement Qualium Fund. Carlos Verkaeren est remplacé par son numéro 2, Mehdi Berrada. Il reste conseiller au sein du conseil de surveillance et devrait s’occuper du développement. » (article site de France 3 midi Pyrénées du 12 avril 2016)

Précisons que Carlos Verkaeren était l’instigateur de la libération de cette entreprise.

Et les SCOP ?

Libérer une entreprise sans remettre en cause le pouvoir de vie et de mort des actionnaires est une forfaiture.
Seules les SCOP, dans lesquels les salariés sont  majoritaires dans le capital sont réellement libérées du joug des décideurs extérieurs . Curieusement, les SCOP ne bénéficient pas du tout de la même médiatisation. A quand une émission sur le mouvement des SCOP, comme Alma créée sous cette forme juridique dés son origine, ou comme Pilpa reprise par les salariés après un pillage d’actionnaire, sans parler des Fra lib.. et bien d’autres encore ?

L’enjeu de l’enfumage est parfaitement analysé par  Frederic LORDON, économiste de renom.

« Ce qu’on attend de nous c’est que nous aimions notre travail, vous travaillez c’est bien, mais ce qu’il faudrait c’est que vous soyez heureux au travail
Le capitalisme veut saisir ses individus salariés dans la totalité  de leur être, il les saisit par leur corps, et il les saisit par leur âme et  leur psyché.
Certes on peut  régner à la crainte, mais le mieux c’est encore  de régner à l’amour et de se faire aimer  de ses sujets, et pour se faire aimer de ses sujets, il faut les réjouir, et donc le capitalisme a parcouru ce processus qui l’a conduit à enrichir en affect joyeux le rapport salarial.
Le premier enrichissement en affect joyeux a été  l’accès à la consommation de masse mais le problème est que la consommation est génératrice d’affect joyeux de manière extrinsèque, c’est à dire le passage par la case travail est une contrainte pour atteindre ce qui est important :  le magnétoscope, le réfrigérateur etc

Et la caractéristique du néolibéralisme  a été est de réenchanter le travail en l’enrichissant en affect joyeux, mais cette fois-ci de manière intrinsèque, c’est à dire en développant chez les salariés et  l’amour de la situation de  travail. »

D’après un interview sur le site Arrêt sur Image.net avec  Judith Bernard du  1er aout 2015.

Sources

Arte : « le bonheur au travail » 24/2/2015
Grand Format du JT FR2 22 mai 2016
Nos articles sur la Favi, Chronoflex et pocheco
Article Parisien Libéré du 13 mars 2015
SiteParlons RH Entreprise libérée, entre communication et imposture
Article Humanité Dimanche du 25 août 2016
Site Arrêt sur Image.net interview de Frédéric Lordon par Judith Bernard du 1er aout 2015

Twitter Facebook PDF Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Commentaires

FJBesnier dit :

Le capitalisme repose sur l’apport de financiers et la prise de risque, qui doit nécessairement être rémunérée.
Il repose également sur l’apport travail des salariés, également rémunéré.
Arriver à faire converger ces intérêts est tout l’objectif de l’entreprise libérée.
Cela remet en cause le concept de lutte des classes, et visiblement, cela dérange quelques conservatismes bien ancrés. Dommage!

arlette dit :

Merci beaucoup pour votre commentaire. j’avais le même point de vue que vous, en 2015 avant d’analyser la réalité de ces entreprises dites »libérées ». Et au vu des données chiffrées, des articles publiés, des vidéos diffusées, tous cités dans les sources, et des témoignages reçus sur le mal être des salariés et sur la censure exercée (FR3 Picardie ne peut interviewer des représentants syndicaux de la Favi et encore moins pénétrer dans l’entreprise), j’en ai tiré toutes les conséquences sur l’analyse présentée.
Mon argumentaire est solidement étayé, et j’ai le principe de m’en tenir aux faits et non pas à une posture idéologique. Mais aujourd’hui tout ce qui ne va pas dans le sens de la pensée unique est taxé de conservatisme, ce qui rend très difficile le débat.
Pour faire converger les intérêts des salariés et de l’entreprise, seul le principe de la SCOP y répond, je vous conseille de lire l’article sur Acôme.