Salaire à vie et qualification personnelle
L' analyse critique de la théorie de B Friot (publié juillet 2018)
L’économiste Bernard Friot a construit une théorie sur le concept de « salaire à vie », présentée comme une alternative au système capitaliste et, depuis la parution de son ouvrage « Vaincre Macron », ses propositions semblent s’imposer à beaucoup comme une évidence.
Et pourtant, la méconnaissance par cet universitaire, du monde de l’entreprise fragilise considérablement sa démonstration.(Entretien Libre Le Média avec Aude Lancelin)
La première proposition (non évoquée dans l’entretien cité ci dessus), est centrée sur la suppression de la propriété lucrative et sa transformation en copropriété d’usage des moyens de production, ce qui est effectivement essentiel pour sortir la société actuelle.
La deuxième proposition est centrée sur le paiement à vie d’un salaire, fonction de la qualification personnelle, à toute personne de plus de 18 ans occupant ou non un emploi. Les salaires seraient versés par des caisses collectives alimentées par les cotisations des entreprises.
De nombreuses questions se posent sur les critères de qualification personnelle, l’incitation à occuper des emplois productifs, la gestion et l’équilibre financier des caisses…
La troisième proposition est centrée sur le caractère illégitime de la dette et la nécessité de prévoir un autre mode de financement pour les investissements : le versement de subventions par des caisses collectives alimentées par les cotisations d’entreprises.
L’argumentation sur l’illégitimité de la dette est peu convaincante et le financement des investissements par subvention pose question sur l’efficacité du système, car cela revient à confier à des personnes extérieures des décisions stratégiques de l’entreprise.
A notre tour, nous proposons une alternative avec des mesures inspirées du fonctionnement actuel des SCOP, un transfert de la propriété des moyens de production aux salariés et une rémunération très encadrée du capital.
Les choix concernant les salaires et les investissement seraient, alors de l’entière responsabilité des salariés et de leurs dirigeants élus.
Pour prévenir toute dérive, l’institution de contrôles indépendants assortis de sanctions pénales parait, dans ce contexte, indispensable.
Cet article comporte des explications un peu techniques, n’hésitez pas à demander des précisions. De même, nous compléterons ou corrigerons, si cela s’avère nécessaire.
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Critique des fondements de l’analyse
Caractère révolutionnaire des mesures 1946
B Friot insiste beaucoup sur le caractère révolutionnaire des mesures prises par les ministres communistes en 1946, car c’est une pièce maîtresse de son argumentaire.
Or, si le système de sécurité sociale, la retraite, les conventions collectives constituent indéniablement des avancées sociales majeures, elles ne peuvent être qualifiées de révolutionnaires.
Les bases du capitalisme, propriété privée des moyens de production, domination du capital sur le travail, ne sont pas abolies et les mesures prises par les ministres communistes seront en grande partie conservées par les gouvernements de droite au cours des décennies suivantes et le rapport de force n’explique pas tout.
En effet, après la seconde guerre mondiale, sous l’influence des principes du Fordisme et de la théorie keynésienne, le développement capitaliste s’effectuera sur l’articulation de la production de masse avec la consommation de masse. Et dans une économie peu ouverte, le revenu de masse est le facteur déterminant de l’équilibre offre/demande et pour cela il doit être sécurisé et en progression régulière.
A partir de la fin des années 60, la financiarisation de l’économie (1973 et la loi Pompidou Rothschild) et la mondialisation, mettront fin à l’expérience keynésienne et sonneront le retour du libéralisme avec la remise en cause des institutions mises en place par les ministres communistes.
Activité humaine et travail.
Selon B Friot, l’idéologie dominante nous a imposé sa définition du travail, en la réduisant à la seule activité de valorisation le capital des actionnaires. En fait, toute occupation humaine serait productrice de valeur et donc doit être rémunérée comme telle.
Les ministres communistes (toujours selon lui) l’avaient bien compris, car en instituant la retraite et les allocations familiales, ils avaient reconnu le caractère de travail à l’activité des retraités et des parents.
Nos critiques
Actuellement, la notion de travail n’est pas liée à la seule valorisation du capital : plus d’un tiers de la richesse créée en France l’est dans le secteur non marchand, services publics et associations.
Les activités de retraités doivent rester un libre choix de chacun, et ne peuvent pas être toutes qualifiées de « travail » : Voyager, Marcher, Se prélasser, ou Partir vivre dans une île déserte sont des occupations parfaitement légitimes, mais difficilement assimilables à du travail etc…
Illégitimité de la dette
Selon B Friot, toute dette est, par principe, illégitime, car le remboursement de la dette absorbe une grande part des ressources générées par le travail.
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’Etat finançait les investissements publics sans endettement.
Nos critiques
Une affirmation erronée
En 1950, selon le FMI, l’endettement public de la France excédait 100% du PIB (montant de la richesse créée chaque année)
Dette et nature d’investissement
Certains investissements sont inutiles ou spéculatifs et ne génèrent aucune richesse supplémentaire (même en détruisent), tels les rachats d’entreprise financés par un emprunt (LBO)
D’autres, au contraire, sont productifs et génèrent de nouvelles ressources. La dette est légitime quand elle finance un investissement productif et adapté, elle est illégitime quand elle est utilisée à la spéculation ou à des investissements inutiles.
Dette et taux d’intérêt
Des taux d’intérêt trop élevés contraignent à sur rembourser la dette et cet excédent d’intérêt est illégitime.
Critique des propositions de B Friot
Nous ne pouvons que partager la première proposition concernant la fin de la propriété lucrative et son remplacement par la copropriété d’usage. Nos critiques portent sur les deux autres points.
Salaire à vie, qualification personnelle et caisse des salaires
Un salaire attribué à vie à toute personne à partir de 18 ans, résidant en France, sans aucune condition d’ancienneté sur le territoire.
Un niveau de salaire lié à la qualification personnelle.
Un versement des salaires assuré par une caisse collective, dont les fonds proviendraient de cotisations versées par les entreprises.
Toute personne de plus de 18 ans se verrait ainsi allouer un salaire, fonction de sa qualification, qu’elle soit à la pêche, en voyage ou en entreprise, qu’elle vienne juste d’arriver en France ou qu’elle y soit depuis sa naissance.
Nos critiques
Salaire à vie et déconnexion entre salaire et travail productif
Quelle serait l’incitation à occuper des emplois productifs ?
L’épanouissement personnel ne concerne qu’une catégorie d’actifs : créateurs, artistes, universitaires, chercheurs. Des millions d’emplois productifs ne seraient pas occupés, car peu valorisants et des besoins vitaux de la population pourraient ne plus être satisfaits, sauf à faire travailler, comme dans certains pays du Moyen Orient, des immigrés, aggravant ainsi les inégalités mondiales, mais B Friot l’exclut.
Comment lutter contre un turn over potentiellement important qui pourrait détruire les collectifs et les solidarités d’entreprise ? La présence ou l’absence au travail n’aurait aucune incidence sur la rémunération.
Salaire à vie et qualification personnelle
Selon quels critères serait déterminée la qualification de chaque individu ? Concours, Diplômes, pénibilité du travail … ? Et qui en déciderait ?
Comment seraient prises en compte les progressions, par la formation ou l’expérience, de chacun ?
Comment intégrer en permanence les évolutions de qualification, liées aux nouvelles technologies ?
Caisse des salaires et cotisations des entreprises
Sur quelles bases seront calculées les cotisations, puisque l’entreprise ne versera plus de salaire mais des cotisations et ceci quel que soit l’effectif ?
Quels moyens seront mis en œuvre pour contrôler la sincérité des déclarations ? (même dans la copropriété d’usage, on ne peut exclure des détournements)
En cas de déficit de ces caisses, comment sera restauré l’équilibre ? Baisse des salaires ou augmentation des cotisations pouvant entraîner des fermetures d’entreprise ?
En outre, cette première série de propositions risque bien de générer des pesanteurs administratives, gestion des qualifications, gestion des salaires, avec son lot de dérive, d’injustice et de frustrations, germe de division dans la population.
Suppression de la dette, cotisation et subvention d’investissement
Les investissements des entreprises seraient financés par une caisse des investissements, alimentée par de nouvelles cotisations des entreprises.
Cette augmentation de cotisations serait immédiatement compensée par l’annulation de la dette des entreprises.
Nos critiques
Comment et selon quels critères seront appréciés la pertinence des demandes de subventions ? Des erreurs graves peuvent être commises par des personnes ne connaissant pas les véritables besoins de l’entreprise.
Sur quelles bases seront calculées les cotisations ?
L’annulation des dettes des entreprises peut être désastreuse pour l’économie : les prêts entre entreprises d’un même groupe sont une pratique très fréquente, une annulation de la dette pourrait mettre en situation de dépôt de bilan un certain nombre d’entreprises en France.
L’annulation des prêts accordés par les banques pourrait entraîner des faillites bancaires avec la perte pour beaucoup de petits épargnants
Nos propositions
Compte tenu du pouvoir exorbitant des actionnaires des multinationales, tout changement de la société doit s’effectuer par l’abolition préalable de la propriété des moyens de production. Toute autre proposition est vouée à l’échec ou à la récupération.
Et la seule alternative au système capitaliste est d’aligner le fonctionnement des entreprises (hors services publics) sur les principes de la SCOP
Première étape immédiate
Imposer aux entreprises des principes de répartition des bénéfices identiques à ceux des SCOP
Plafonner à 33% la part du bénéfice distribuée en dividendes.
Interdire tout partage ultérieur des réserves ( constituées par le cumul des résultats précédents non distribués).
Interdire toute réalisation de plus-value sur la revente d’actions ou parts sociales.
Instituer un véritable contrôle par des professionnels de l’Etat
Actuellement, les commissaires aux comptes censés certifier la sincérité des comptes sont désignés et rémunérés par les actionnaires et bien souvent peu enclins à dénoncer leurs malversations.
Il faut remplacer ce système par un service public de fonctionnaires formés aux rouages de l’économie d’entreprise et à la lecture des comptes et chargés de contrôler régulièrement les entreprises et de vérifier l’absence de détournement.
Établir des sanctions pénales dissuasives
Le non respect des principes ou un contrôle trop bienveillant entraînerait systématiquement des peines de prisons pour les coupables.
Deuxième étape simultanée ou décalée
Transfert de la propriété de l’entreprise aux salariés.
L’indemnisation des actionnaires pourrait s’effectuer à partir du capital social réellement versé dans l’entreprise et après déduction du cumul des dividendes reçus au cours des 5 dernières années.
Comme dans les SCOP actuelles, les dirigeants élus et renouvelés tous les 4 ans auraient la responsabilité de la gestion, des salaires et des investissements. Ils devraient associer et consulter les salariés sur les décisions stratégiques et leur rendre des comptes régulièrement.
De nombreuses Scop en France fonctionnent sur ce principe. Le contrôle et les sanctions en cas de dérive seraient les mêmes que décrites ci-dessus.
Autres mesures
Le cas des services publics :
La gestion doit, pour servir l’intérêt public, être tripartite : collectivités, salariés, usagers.
Une banque des Scop pour une dette légitime
Une banque des SCOP pourrait mutualiser les excédents des unes et les besoins des autres et ainsi assurer des prêts avec un intérêt nul ou très faible, laissant libre choix à chaque entreprise de son investissement et de son financement.
Institution d’un revenu universel
L’institution d’un revenu universel ( de 800 €) dans un contexte d’une économie exclusivement gérée par des SCOP laisserait le choix à chaque individu de prendre des moments de retrait de la vie collective et de faire des expériences ou de tenter de créer une activité nouvelle.
Pour B Friot, le revenu universel est une mesure capitaliste, nous partageons en partie ce point de vue mais dans le monde post capitaliste, le revenu universel aurait une toute autre dimension.
Source
Entretien libre B Friot A Lancelin
Conférence Réseau salariat
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